L'argile de Noum

L’argile de Noum


La civilisation de l’Égypte antique est très ancienne. Elle commence vers 3200 avant J. C. dans la vallée du Nil, ce grand fleuve qui traverse le pays du sud au nord.
Le texte que vous allez lire va vous faire pénétrer dans l’univers des mythes égyptiens, récits légendaires qui font intervenir les dieux de l’ancienne terre des pharaons.

Au bord du Nil qui roulait ses eaux azurées à travers les prairies vertes et les champs d’épis blonds de la Shemâ, qui est la Haute-Égypte, sous l’ardent soleil que tempérait la fraîche respiration du fleuve, vivaient en une cellule de terre battue un vieux potier et sa potière qui se désolaient de n’avoir point d’enfant. L’absence d’un fils était le regret du potier; l’absence d’une fille, le regret de la potière. Ils disaient chaque jour:
Lui. « Je l’aurais appelé Psam, et je lui aurais montré à guider de ses doigts habiles l’argile qui s’élève sur le plateau en tourbillonnant. »
Elle. « Seshepenoupette je l’aurais nommée, et elle m’aurait aidée à laver le linge au bord d’Hâpi, dans les roseaux où crient les sarcelles. »

Et le potier d’ajouter
:
« Ô femme, sais-tu ce qu’elles crient, tes sarcelles
? Qu’il est encore temps pour elles, trop tard pour nous. Ainsi, mieux vaut n’en plus parler! »
Ce qui ne les empêchait pas de recommencer le lendemain
: « Je l’aurais appelé Psam… Seshepenoupette je l’aurais nommée… » Et, devant leur cellule, continuait de passer la plaine bleue d’Hâpi.

Or, il advint au vieux potier d’apercevoir, sur le sol, Toum le scarabée, qui se trouvait en peine. Toum, ayant roulé une pilule avec de la bouse de chameau, la poussait vers son souterrain, mais un pli du sol l’arrêtait, de sorte que, malgré ses efforts, la boule revenait toujours en arrière
; et Toum, ayant été enfin culbuté, se renversa sur le dos, agitant ses six pattes dans le vide et essayant vainement de se remettre à l’endroit.

« Seule une tortue serait plus empêchée que toi », lui dit le potier en l’aidant à se relever
; puis, du bout des doigts, il fit franchir l’obstacle à la pilule. Alors Toum le bousier dit à l’homme, le potier:

« Pour te récompenser de ta bonté, je vais t’indiquer une pâte merveilleuse dont tes mains habiles feront ce qu’elles voudront, à condition que tu la travailles tout de suite. SebekKâle le crocodile était hier en fureur. Des battements de sa queue puissante, il a ouvert le sol de la rive jusqu’à l’argile de Noum. C’est là$bas où tu vois l’ibis Thot dormir d’une patte. Va, contente$toi d’une charge et n’y reviens jamais… car si tu y revenais pour en prendre davantage, la gueule de Sebek$Kâle deviendrait ton hypogée… Adieu, confrère
! »

Le vieux potier alla à l’endroit où l’ibis Thot dormait d’une patte et trouva la terre profondément blessée par la queue du crocodile. Cette tranchée révéla à ses yeux comment le fleuve avait construit la Shemâ
: les bandes fauves du terrain alternaient avec les bandes noires du limon des crues en nombre incalculable. Et tout au fond, sous la première couche, là où avaient commencé les siècles, il y avait une argile d’une finesse étrange et telle que le vieux potier n’avait jamais rien vu de pareil. Il descendit dans la fosse, se dépêcha d’en prendre une charge, surpris de la trouver toute tiède, et s’en revint à sa cellule.

Un peu avant d’y arriver, il entendit les glapissements de la potière. Elle venait de casser le plus grand de ses pots, et, voyant arriver le potier avec une charge d’argile fraîche, elle lui demanda d’en faire tout de suite un autre ustensile de cuisine.

« D’une pâte commune, dit le potier, je tirerai certes un autre pot. Mais c’est ici une argile d’une divine finesse qui sort des entrailles de Noum le Créateur. Vois, elle semble palpiter comme de la chair qui n’est pas encore tout à fait née ou tout à fait morte. Toum le scarabée me l’a indiquée à condition que je n’en prenne qu’une charge et la travaille tout de suite. J’en veux modeler je ne sais quoi de splendide, selon l’inspiration que mon esprit saura souffler sur mes mains, un chef-d’œuvre inouï que j’irai offrir au pharaon. »

Et il posa la charge d’argile sur son tour.

La potière, mécontente, se mit alors à piler du blé en répétant à chaque instant d’une voix aigre et de cent façons différentes « qu’il lui fallait un pot neuf ».

Cependant le tour commençait à tourbillonner, emportant sur lui-même la charge d’argile tiède, et le vieux potier y posait des doigts encore incertains lorsqu’il constata qu’au lieu de rester une masse inerte, elle s’animait toute seule et prenait vaguement la forme d’un gros coquillage.
« Femme, dit-il, vois ce que l’argile de Noum devient
! »

La potière se rapprocha du tour, déclara la chose ridicule, et, de ses paumes, aplatit le coquillage. Mais l’argile, un instant ramenée à n’être plus qu’une motte, se remit en travail et esquissa la forme d’un lézard monstrueux.

« L’horrible bête
! Tes doigts sont fous aujourd’hui », dit la vieille en avançant les siens sur l’argile tourbillonnante. L’étrange apparition s’effaça, mais pour faire place aussitôt à une autre, celle d’un reptile volant dont les ailes encore repliées rappelaient celles de la chauve-souris, et qui fut aussitôt réduit à néant par la potière.

« Femme
! s’écria le potier, éloigne-toi de mon tour! Ne vois-tu pas qu’il est en cette argile divine un pot en forme d’animal étrange qui veut s’en dégager? Et quel succès si pareille chose, sortait de mes mains! On parlerait de moi jusque dans la Basse Égypte! Vois! cette fois apparaît la tête armée d’ivoire d’un éléphant!

« Ce n’est pas un éléphant que je veux, dit la vieille femme entêtée, c’est un pot. UN POT, un vrai POT, un POT comme tous les autres POTS » Et elle rencogna l’être qui apparaissait avant qu’il fût tout à fait sorti de l’argile.

Le tour continuait de tourbillonner
; et le potier tenait une de ses mains sur l’argile de Noum, essayant avec l’autre d’écarter la mégère de son œuvre. Et elle, acharnée, restait là de toutes ses forces, dardant sur la pâte en travail ses doigts meurtriers. Elle réussit à contrarier les formes d’un grand ours et d’un singe qui s’efforçaient de surgir de la pâte informe, et elle ne cessait de crier: « UN POT, UN VRAI POT, UN POT COMME TOUS LES AUTRES! »

À ce moment passa dans l’air Toum le scarabée… Il fit en volant le tour du potier et de la potière en disant dans son bourdonnement
:

« Bon potier, vieux potier, potier sans enfant, rejette ta vieille femme loin de ton tour d’un bras vigoureux, car voici le moment de ta dernière chance. L’argile de Noum veut vivre, et, au bout de la chaîne des êtres, va enfin apparaître celui qui sera… »

Toum passa, mais les cris de la vieille potière avaient empêché le vieux potier d’entendre. Sous sa main, l’argile avait un tressaillement puissant, comme pour un dernier et magnifique effort
: or, à peine la forme humaine annoncée par le scarabée s’esquissait-elle que, revenant à la charge, la vieille folle la tuait avant même d’avoir pu la reconnaître.

Au dernier coup, l’argile fit entendre un vagissement douloureux, resta immobile et commença à refroidir et à s’affaisser.

Alors, découragé, le vieux potier vit bien qu’il fallait obéir à la vieille potière
; et, ayant obtenu qu’elle s’écartât à ce prix, il façonna de la glèbe de Noum un pot semblable aux autres. Mais quand il en fut au couvercle, la pâte se souleva toute seule et figea son relief en un adorable visage d’enfant, celui qui aurait pu être Psam ou Seshepenoupette.

C’est depuis ce temps que les potiers d’Égypte eurent l’idée de façonner des pots au couvercle orné d’un chef représentant Osiris, ou plus simplement le cynocéphale, le chacal, l’épervier, et qu’on nomme des canopes.


D’après le papyrus de Deir el Medineh.


 

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